« Que de gens ont voulu se suicider et se sont contentés de déchirer leur photographie ! »[1]. Que de photographies jaunies dans le portefeuille ; de photomatons passant sous les tampons de l’administration ; d’études, d’esquisses photographiques sur le portrait. Que de sentiments renaissants à chaque coup d’œil ; de confiance dans son pouvoir d’information ; d’interrogations quant à sa beauté. Que de liens quasi magiques entre l’homme et son portrait photographique, d’investissements dans cette surface lisse et glacée. Plus qu’une représentation d’un individu, la photographie semble impliquer une émanation, un transfert identitaire et affectif entre le sujet vivant et le sujet de la photographie. Lorsque Patrick Deshayes entreprend son étude sur la perception « l’effet de réel » par les Indiens Huni Kuin, il travaille avec eux sur l’image cinématographique ; mais le rapport à l’image photographique – malgré les précautions prises – demeure plus délicat. Tandis que l’image cinématographique ressemble à leurs hallucinations, « l’image photographique est une reproduction qui apparemment supposait, pour les Huni Kuin, une relation profonde à l’objet. En conséquence, posséder une photographie de quelqu’un, c’était avoir un lien avec lui, et la nature de ce lien, qu’ils ignoraient, les inquiétait. »[2]. La spécificité photographique semble dès lors tenir à la particularité de la perception qu’elle implique, s’éloignant ainsi non seulement de l’image cinématographique (narrative), mais également de l’image iconique que proposent la peinture et le dessin (symbolique). Si l’apparition de la technique photographique fut appréhendée par une grande partie des peintres comme une « facilité technique », comme un outil automatique, (avec tout ce que cela suppose d’exclamations), si son développement – notamment en ce qui concerne les portraits – a pu être motivé par des intérêts économiques, sa mise au service de « peintres de la vie moderne » permet l’apparition non seulement d’un nouveau rapport à l’image, mais également celle d’une nouvelle image.
Peindre le portrait de quelqu’un, c’est déjà s’interposer physiquement entre sa personne et son image. Le photographier, c’est laisser son corps imprégner la pellicule. C’est prendre le risque, pour le photographe de se concentrer sur son seul œil. Pour le portraituré, c’est prendre le risque de sortir de son corps et de se voir tel qu’il a été, à l’instant t de la prise de vue. C’est là, l’arche de la photographie[3]. Si elle est d’abord définie selon son principe technique[4], il ne faut pour autant pas la confondre avec un simple processus photonique : en plus d’être un indice, la photographie déborde son principe technique pour y sur impressionner sa nature d’icône. La photographie entretient ainsi non seulement un rapport indiciel de contiguïté avec l’objet auquel elle réfère (la pellicule est réellement impressionnée par la réflexion de la lumière sur cet objet), mais aussi un rapport iconique et analogique de figuration avec lui (la photographie est une image davantage qu’un simple reflet). Image précaire3 car son signe est instable – oscillant sans cesse entre indice et icône – , la photographie n’est pas plus une impression automatique et objective de la réalité, qu’elle ne naît sans elle. Non naturel car iconique, non construit car indiciel, reconnaissable en tant que tel, le signe photographique ne délivre ni de sens prédéfini, ni de rhétorique fixe et lisible. Il est évident, mais ne se livre pas entièrement de lui-même.
De la même manière, qu’il soit décliné sur le mode pictural, narratif ou photographique, le portrait demeure complexe. S’il est évident, il implique pourtant un dédale d’interprétations. Il semble effectivement instable, non seulement stylistiquement, mais aussi anatomiquement. Le portrait peut être une description, mais aussi le « résumé » essentialiste d’une personne. Il peut être anatomique ou psychologique, historique ou romanesque, informatif ou artistique. « Il y a deux manières de comprendre le portrait, – l’histoire et le roman. La première est de rendre fidèlement, sévèrement, minutieusement, le contour et le modelé du modèle, ce qui n’exclut pas l’idéalisation, qui consistera, pour les naturalistes éclairés, à choisir l’attitude caractéristique »[5]. À ce portrait de « dessinateur », s’oppose celui du « coloriste » qui, pour Baudelaire, est compris comme roman, comme tableau plus ambitieux, plein d’espace et de rêverie – puisqu’il arrive souvent que le roman soit plus vrai que l’histoire.
À ces instabilités conjuguées s’oppose pourtant une évidence du portrait photographique. L’instabilité devient alors un gage de possibilités d’investissements. Ainsi d’un même portrait qui, pour un premier récepteur, vaut de manière documentaire, pour un second, prend les traits d’un souvenir matérialisé et pour un troisième, ceux d’une ouvre d’art. En abandonnant le geste artistique inaugural de la figuration – c’est-à-dire de composition organisée en perception – , le photographe propose au contraire une perception organisée comme composition. Il laisse ainsi le portraituré impressionner la pellicule, tandis que le récepteur introjecte le portrait photographique. Mais si le photographe ne crée pas une figure, du moins la révèle-t-il au-delà d’un simple enregistrement du réel contingent. « Lorsque je regarde ta petite photo (elle est devant moi), je m’étonne toujours de la force qui nous unie l’un à l’autre. Derrière tout ce qu’il y a à contempler ; derrière le cher visage, les yeux sereins, le sourire, les épaules que l’on voudrait entourer de ses bras au plus vite, derrière tout cela agissent des forces qui me sont si proches et si indispensables, tout cela est un vrai mystère dans lequel la créature infime que l’on est devrait seulement s’abîmer en toute soumission, sans avoir le droit de contempler. »[6].
Ce n’est ainsi plus au sein de l’image même comme oeuvre ou comme produit communicationnel qu’il faut chercher la spécificité du portrait photographique, mais dans son instabilité même ; dans cet entre-deux de la subjectivité et de l’objectivité, du « ça a été » et du « c’est ça », où se rencontrent portraituré, photographe et récepteur. La spécificité de la photographie ne semble ainsi pas tant tenir à l’image, au sens figuré de l’homme qu’elle portraiture, qu’à la particularité de l’acte perceptif qu’elle implique. Ni facilité technique, ni topos figuratif, ni même simple période de l’histoire des techniques et des arts, le portrait photographique inaugure de nouvelles interrogations sur le plan technique, perceptif, cosmologique et esthétique. Considérant désormais le portrait photographique comme processus et non plus comme fétiche[7], sa spécificité semble tenir à tout le spectre de potentialités que le photographe et le récepteur peuvent investir, et qu’il contient en lui même dans une silencieuse mais lumineuse oscillation intrinsèque.
Portrait et photographie semblent ainsi tous deux se mouvoir au sein d’oppositions entre deux pôles : la figure et le spectre. Tandis que la figure, dans son acceptation anatomique, implique la notion d’espace, le spectre – comme apparition du passé dans le présent – renvoie à celle de temps. Or le portrait et la photographie dépendent eux-mêmes de ce couple spatiotemporel : au niveau technique une photographie se définit par rapport au couple vitesse d’obturation et ouverture du diaphragme (qui est une surface). Le portrait, quant à lui, a pour fonction de fixer spatialement et temporellement l’apparence qu’une personne présente dans des circonstances spatiales et temporelles concrètes. D’autre part, tandis que la figure décrit cette « fixation » par présentation analogique, par une construction iconique, le spectre se présente comme lumineux mais non charnel, comme la trace indicielle d’une absence . Si la photographie se présente dans sa définition même comme icône indicielle (ou indice iconique), le portrait, cherchant à dévoiler un caractère ou une émotion derrière l’apparence d’une personne, établit entre les deux un rapport à la fois analogique et iconique (le sourire comme symbole de joie, les larmes comme symbole de tristesse…), et à la fois physiologique et indiciel (les sentiments et sensations d’une personne entraînent, par sécrétions d’hormones et transmissions nerveuses, des manifestations physiques visibles). Enfin, tandis que la figure – qui peut être comprise comme « air », comme ressemblance – semble se présenter comme la manifestation d’une essence, le spectre – compris comme gamme, comme éventail – se présente d’avantage comme une série de possibles contingents. Cette problématique du constat circonstanciel ou de la fixation éternelle se retrouve au cœur du portrait aussi bien que de la photographie. Le portrait offre-t-il une image éternelle ou circonstancielle de la personne portraiturée ? La photographie fixe-t-elle un instant d’éternité ?
Il s’agit désormais d’étudier la spécificité du portrait photographique à la lumière de ses oppositions apparentes pour lier, dans un même mouvement, le portrait et la photographie. Si le portrait photographique ne vaut pas du seul fait qu’il présente un topos figuratif , une rétrospective historique du portrait photographique manquerait son but. Il conviendrait d’avantage d’aborder cette question selon des « moments » du portrait photographique – qui, certes, pourraient recouper des mouvements historiques – mais qui seraient avant tout considérés comme des moments de prise de conscience et d’investissement des différentes potentialités qu’offre la photographie au portrait.
La thématisation du « type reconnaissable » serait ainsi la première orientation du portrait photographique. Sa validité indicielle, hors de tout soupçon, est, dans ce cas, considérée comme le point de départ d’une recherche essentialiste. Au sein du portrait photographique, le rapport entre l’indice et l’icône est dès lors investi d’une mission ontologique. Il s’agit de fixer, dans cette perspective, les différents types d’individus pour révéler une humanité transcendantale. Un tel portrait photographique, inscrit dans un système de référence, investit l’espace photographique et joue de codes iconiques dans la perspective d’une épiphanie photographique. Chaque portraituré est alors un symbole de lui-même. Le portrait photographique devient alors un ensemble signifiant et une forme totale. Bientôt, le portraituré se transfigure et dévoile son Visage : une figure investie par la photographie pour dépasser son instantanéité et attester de la spécificité, de l’éternité et de la valeur de l’humanité.
À l’autre extrême de cette première orientation, émerge celle du portrait photographique comme « autre méconnaissable ». Partant de l’instantanéité photographique, cette deuxième perspective interroge la temporalité du portrait photographique et expérimente de nouveaux possibles figuratifs à travers un questionnement sur l’éphémère, sur le miroir et sur l’unité de l’individu. Le portrait photographique devient alors déconstruction et disparition du sujet humain. Et ce, au profit d’un reflet évanescent dont la contingence évoque irrémédiablement la mort. La face humaine n’est dès lors plus que la somme contingente des détails qui la composent, détails qui déjà s’effacent et disparaissent.
Enfin, une troisième perspective fonde le portrait photographique comme « trace inconnaissable ». Assumant l’ambiguïté de la photographie, cette thématisation ne cherche plus à définir l’humanité ni l’inhumanité de l’homme par sa seule représentation, par sa seule « capture ». Seul un jeu sur l’acte perceptif du portrait photographique en tant que processus permet de développer l’intuition d’une humanité qui ne se définirait plus en termes de sujet immuable et de synthèse transcendantale, mais en termes de sujet vivant et d’immanence . Ni Visage, ni face, la figure spectrale – comme ensemble organique, toujours complet mais toujours insaisissable – joue désormais de son mystère, entre présence et absence.
Il ne s’agit donc plus d’apposer à la surface du portrait photographique toute une gamme de fonctions qui va du souvenir, à la documentation, en passant par le sentiment de la beauté. Il s’agit de le penser selon son propre développement : de la rencontre du photographe et de l’humain photographiable, à la construction de cette perception en « sujet » photographique, pour aboutir à l’apparition de l’objet portrait. L’accomplissement d’une telle recherche aurait ainsi pour but de comprendre la photographie selon son propre processus, de lui rendre une intégrité qui lui a été souvent reniée, et de l’accepter comme révélateur d’une nouvelle humanité. Car la photographie, symptôme d’une « civilisation de l’image », implique et renvoie à un nouveau paradigme intellectuel qui déborde les problèmes de société qu’on lui impute (crise de l’authenticité et de l’originalité, problèmes de propagande et d’objectivité, toute puissance des modèles imagés, ou encore virtualité des rapports humains…). Il s’agit désormais de penser cette civilisation de l’image en tant qu’elle révèle et relève d’une nouvelle humanité. Il s’agit d’ouvrir cette boîte noire pour que le portrait photographique ne jaunisse plus sur le seul rebord de la cheminée.
[1] Renard, Jules, Journal, Robert Laffont, Paris, 1998
[2] « Les Indiens et « l’ effet de réel » », Deshayes, Patrick, Sciences humaines, hors série n°43, Décembre 2003/ Janvier-Février 2004, Auxerre, p.34
[3] Schaeffer, Jean-Marie, L’Image précaire ; du dispositif photographique, Seuil, Paris, 1997
[4] « Art de fixer sur une surface sensible à la lumière les images produites dans une chambre noire au moyen d’une lentille convergente, puis de les reproduire, par inversion du cliché négatif primitif » in Dictionnaire Quillet de la langue française, sous la direction de Mortier, Raoul, Librairie Aristide Quillet, Paris, 1948, t3, p.1429-1430.
[5] Baudelaire, Charles, « Salon de 1846 », Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976,Paris, t.2, p.464
[6] Franz Kakfa cité in Frizot, Michel, « Portrait d’identité, identité du portrait », Art Press, n°120, Paris, décembre 1987, p.9
[7] L’expérience des Huni Kuin face à l’image cinématographique montre qu’ils ne sont pas tant réactifs au contenu sémantique du film qui leur est projeté, qu’à sa syntaxe (contrairement aux spectateurs occidentaux du film L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des Frères Lumière en 1895, les Huni Kuin ne redoutent pas que le train ne les écrase, mais ils réagissent aux changements de plan). Ainsi peut-on en déduire que ce n’est pas tant l’objet « image photographique » qui les effraie que la perception d’une icône indicielle matérialisée dans une image fixe.